Critique – Les quatre récits d’Alice
Catalogue Rencontres Internationales Traverse
Simone Dompeyre (2020), Hors-champ Hors cadre qui regarde? 23ième Rencontres internationales Traverse, « Myriam Jacob-Allard, Les quatre récits d’Alice », p.46
Myriam Jacob-Allard, Les quatre récits d’Alice (5min30, Canada)
Rien ne fait prévoir dans un titre si placide, que la vidéo rejoint – par la bande et la distance de l’humour – les films catastrophes qui intègrent tornade/ouragan/cyclone et désormais tsunami. Les quatre récits d’Alice de Myriam Jacob-Allard annonce quatre histoires d’une femme, il s’avère qu’il s’agit du récit transformé par les années, d’un même incroyable événement qu’aurait vécu Alice, la grand-mère de l’artiste.
La quadrature dépasse le film de famille puisque la vidéo en quatre moments expose pareillement quatre versions très proches, quatre points de vue très parents, émis par la même personne et dès lors, interrogeant la force de persuasion du récit d’abord oral comme les contes dits aux enfants et filmique.
Ce souvenir emprunte aux films de catastrophes climatiques mais réveille aussi des films que l’on destine aux enfants. 1939, déjà Le Magicien d’Oz emporte la ferme de Dorothy, et Dorothy, arrivée trop tard pour se réfugier dans la cave. La maison atterrit au pays d’Oz en écrasant la méchante sorcière dont Dorothy récupère les jolies chaussures, inaugurant ainsi ses autres mésaventures, le ton est au conte. Avec plus de réalisme, en Twister – Tornade au Canada – en 1996, suit Jo Harding, qui, enfant, a vu son père emporté par une tornade de catégorie F5, alors qu’elle dirige sa petite équipe de météorologues à travers le Midwest américain afin d’étudier les tornades, la météo prévoit la plus forte tornade depuis trente ans…
Les quatre récits d’Alice assimile la victime de l’enlèvement au témoin… rescapé/e en une structure en abyme. La petite fille est censée rapporter les dires de sa grand-mère qui enfant aurait été, ainsi emportée, or c’est Myriam Jacob-Allard qui bouge les lèvres, censée parler. Elle reprend quatre fois le récit qui opère quelques distorsions, elle, ne variant ni d’énonciation, ni de position ; son changement de pull signale, quant à lui, la distinction dans la différence, de même que des variations dans les plans cités, attirés parfois par les mêmes mots.
Le dispositif donne à la parole sa fonction iconogène mais l’image attirée, par les mots, l’est dans un deuxième espace. En effet, le dispositif vidéo assemble dans leur différenciation deux registres. L’écran se scinde en diptyque avec d’un côté l’artiste « chargée de » relater le souvenir de l’emportement de sa grand-mère, par la tornade ; regard adressé, elle articule les mots sur le ton d’une présentatrice du bulletin météo ainsi que sur le fond vert ainsi détourné, puisque ce ne sont pas les cartes avec leurs symboles du temps climatique mais la présentatrice qui occupe le champ, et du second côté, se succèdent des plans de tornades et d’ouragans avec leur lot de conséquences mais aussi des activités en temps clément, des champs, veau et vaches dans l’étable, la récolte du foin, empruntés au Net, fiction comme images de reportage. Le décalage opéré entre ce qui se dit et la mimique ainsi que le regard droit, sans doute, attiré par le prompteur en hors-cadre, induisent à pressentir ce que l’intertitre générique explicite : la voix est celle d’Alice – éponyme du titre – Gervais quand dans le champ, l’artiste s’exerce à la synchronisation labiale pour sembler prononcer les mots de celle restée en hors-cadre.
On saisit l’attitude de celle-ci, étrangement sans mimique, sans émoi, comme se tenant à distance du discours même quand l’hésitation distend la phrase alors que le footage énumère des images de violences climatiques que certains films de catastrophe ont rendu presque familières.
Cependant la juxtaposition de la déclaration placide à ces images d’un climat exacerbé déborde le simple plaisir de raconter, en vidéo, les dires d’une grand-mère ou de suivre un tel exercice de doublage.
L’attention est entraînée vers le discours ; en effet, chaque itération, signalée par le cut et le changement de pull, commence par l’âge où a été vécue cette rarissime expérience – hors film – or cet âge varie, la grand-mère rajeunit d’un an à chaque incipit de son récit, de 14 à 11 ans – « je crois », doute astucieux, puisque on attend de lui le vrai et que ce léger recul, paradoxalement, gagne le poids du témoignage, alors que précisément l’âge en relation avec une telle mémorable tornade est de l’ordre du vérifiable.
Comme pour les films de genre, dont les topoï assurent précisément celui-ci, pour ce roman familial, les précisions se succèdent : la rhubarbe, la clôture, la grange, la vache et le veau, le danger encouru à cause des morceaux détruits se fichant ici et là, le père fermant les fenêtres mais des précisions s’ajoutent ou s’annulent comme traire la vache, en effet de réalité.
Le titre place à égalité les quatre récits, la parole n’est pas mise en doute ni très précisément la mémoire puisque le même protocole emporte le dit « témoignage » accepté, aucune rectification, aucun amendement, aucun signe ne privilégient un des quatre récits. La vidéo se fait le truchement du désir/bonheur de se faire sa propre histoire, de l’accepter comme, précisément, une histoire. L’esprit n’est pas la recherche de La Vérité mais la participation à faire histoire selon le/s temps.
— Simone Dompeyre